Présentation – Les savoirs autochtones au temps de la diversité des codes
1 Faculté de droit, Université de Montréal.
2 Avocat principal - Garwill Law Professional Corporation.
3 Université de Montréal et Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Résumé
Que sont les savoirs traditionnels ou savoirs autochtones ? Comment sont-ils saisis par le droit, avec quel effet, quel degré d’efficacité et quelle finalité ? Que deviennent-ils dans le contexte de la rencontre (post)coloniale, de « l’inflation » normative ou de la numérisation de la vie (sociale) ? Ces questions, à la fois anciennes et actuelles, sont au coeur de ce numéro spécial des Cahiers de propriété intellectuelle. Intitulé « Les savoirs autochtones au temps de la diversité des codes », il s’agit de proposer un renouvellement des regards sur ces problématiques cruciales. Trois remarques préliminaires s’imposent concernant le choix du titre.
Les savoirs autochtones…
D’abord, bien que la notion de savoirs traditionnels (ou) autochtones constitue son objet principal, l’ouvrage n’en arrête aucune définition unifiée, dans la mesure où la définition même de ces savoirs fait partie du problème à traiter. La définition retenue par chaque contribution doit être comprise, non pas comme une proposition se voulant universellement valide, mais plutôt comme une définition de travail, qui gagnerait par conséquent à être lue, replacée dans le contexte de la démarche de leurs auteurs respectifs. Pour les contributions qui ne proposent pas (explicitement) de définition des savoirs traditionnels ou autochtones, le lecteur les lira peu ou prou à la lumière de cette définition proposée par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle : « Les savoirs traditionnels [autochtones] désignent les connaissances, le savoir-faire, les techniques et les pratiques qui sont élaborées, préservées et transmises d’une génération à l’autre au sein d’une communauté et qui font souvent partie intégrante de
son identité culturelle ou spirituelle ».
… au temps…
Ensuite, l’idée de temps souligne que les savoirs autochtones existent depuis longtemps : des savoirs ancestraux, des connaissances des temps immémoriaux, dit-on. Cependant, ces savoirs sont appréhendés ici dans le contexte actuel de la diversité des codes, résultant des dynamiques de la rencontre (post)coloniale et de la « révolution » numérique, entre autres.
… de la diversité des codes
Enfin, la notion de code offre une flexibilité conceptuelle qui permet de couvrir à la fois le code i) au sens juridique de « cadre ou régime juridique », ii) au sens anthropologique et sociologique de « valeurs » et de « normes sociales », et iii) au sens informatique de « codes numériques ».
Une grande diversité de codes donc qui sont mis à l’écrit au moyen d’une grande diversité de « plumes », comme en témoigne l’ancrage différencié des auteurs de l’ouvrage : autochtones et allochtones, femmes et hommes, universitaires et praticien.ne.s, jeunes et moins jeunes… Du Canada aux pays africains membres de l’OAPI, avec quelques escales très ponctuelles aux États-Unis d’Amérique, au Brésil, en Nouvelle-Zélande, en Inde, en Europe… ces auteurs nous font voyager dans l’univers complexe des normes juridiques, techniques, sociales et culturelles. Ils ne se sont pas pourtant perdus de vue… dans la mesure où leurs contributions se sont finalement rejointes autour de trois principaux axes.
Axe 1 – Les savoirs autochtones et le code juridique
Premièrement, les contributions de ce numéro situent les savoirs traditionnels ou autochtones à la croisée d’une multitude de régimes juridiques : droit de la propriété intellectuelle, droit de l’environnement, droit du patrimoine culturel, droits humains, droit du numérique… La multiplication de ces régimes garantit-elle pour autant une protection efficace de ces savoirs ? Pas nécessairement. Loïc Peyen y voit une protection fuyante, une protection qui, conclut-il, file entre les droits plus qu’elle ne file droit. Une conclusion à laquelle est parvenue la plupart des auteurs de l’ouvrage par-delà la grande diversité de leurs démonstrations respectives. La protection des savoirs autochtones serait fuyante par manque de volonté ou d’ingéniosité politiques (Coly, Megis et Koutouki…) et/ou par le fait de la complexité même des savoirs traditionnels (Toni Koumba, Jean…), une cheville carrée s’accommodant mal au trou rond de la propriété intellectuelle (Garnons-Williams). Regrettables constats à l’heure où l’appropriation jugée illégitime ou illicite des savoirs autochtones ( Patterson et D’Aoust, Peyen, Megis et Koutouki, Alexis...) bat son
plein.
Axe 2 – Les savoirs autochtones et le code social
Deuxièmement, les travaux regroupés dans cet ouvrage collectif offrent de nouvelles perspectives sur l’articulation des savoirs autochtones avec les ordres onto-épistémique, culturel, économique, social et politique de la société dominante. Les tensions entre la propriété intellectuelle et les savoirs autochtones en constituent bien évidemment l’épine dorsale. De manière plus ciblée, les travaux abordent la question de l’exclusion de l’option d’une « propriété intellectuelle autochtone » dans le nouvel ordre économique mondial bâti sur les ruines de la seconde guerre mondiale (Garnons-Williams). Une exclusion « fondatrice » qui persiste aujourd’hui encore, que ce soit dans les industries culturelles (Megis et Konstantia, Patterson et D’Aoust…), dans l’univers numérique (Alexis) ou encore à travers les politiques agricoles des États (Coly). L’hostilité de l’ordre politique et socio-économique dominant à faire droit aux savoirs autochtones repose en partie sur une certaine attitude épistémique, voire un ensemble de « préjugés » à l’égard de ces savoirs. Afin de mettre à plat ces préjugés, les auteurs nous invitent tour à tour à une réflexion sur la nature des savoirs autochtones et leur lien avec les savoirs scientifiques (Garnons-Williams, Coly, Jean, Peyen…), sur l’expansion coloniale européenne dans les Amériques ayant eu pour objet/effet de repousser les savoirs autochtones en périphérie (Coly), ou encore sur l’exclusion des voix autochtones dans l’univers des publications scientifiques (Peyen) et des métadonnées (Alexis).
Axe 3 – Les savoirs autochtones et le code informatique
Troisièmement, enfin, les contributions ouvrent, que ce soit de manière directe (Alexis, Megis et Koutouki) ou indirecte, à une réflexion sur les dynamiques de la transformation et de la protection des savoirs autochtones à l’heure de la numérisation du monde et du « déluge des données ». De nos jours, les ressources et les savoirs autochtones sont massivement numérisés et introduits dans des réseaux de données ouvertes (Open Data), souvent sans l’autorisation préalable des communautés autochtones. Cette tendance marque l’avènement de la « biopiraterie digitale », et soulève d’importantes questions de souveraineté et de traçabilité des « données autochtones » (Alexis). Parallèlement, les peuples autochtones font souvent face aux effets délétères de la « fracture numérique », qui reflète et accentue les inégalités sociales et économiques entre autochtones et allochtones (Megis et Koutouki). Il en découle une capacité limitée pour les peuples autochtones d’accéder et d’utiliser les technologies et les données par rapport à la société dominante (Megis et Koutouki), y compris l’accès à leurs propres « données autochtones », objet de convoitise d’États, de scientifiques et d’entreprises qui tendent à les considérer comme une matière première pour le progrès scientifique et industriel (Alexis). Cependant, il est erroné de présumer que les peuples autochtones souhaitent nécessairement adopter de nouvelles technologies ou être compétitifs sur le marché international (Megis et Koutouki). La récente décision du Tribunal de Waitangi en Nouvelle- Zélande souligne avec force que, plus que des objets commerciaux, les données autochtones maories sont des taonga, des trésors maoris intimement liés à leur personne et à leur identité culturelle (Alexis).
On mesure donc à peine l’ampleur des défis rencontrés par les peuples autochtones et leurs savoirs au temps de la diversité des codes. Que faire dans ces circonstances ? Les différentes contributions explorent, chacune à sa manière, des pistes de solution : rendre visibles et prendre en compte les initiatives et les perspectives autochtones sur le droit et les savoirs (pratiquement toutes les contributions) ; rendre compatibles ou complémentaires les différents régimes juridiques (Peyen, Toni Koumba, Megis et Koutouki…) ; « pluriversaliser » le droit (Alexis), notamment par l’intégration des savoirs (Garnons-Williams) et des traditions juridiques autochtones (Patterson et D’Aoust, Jean…), etc. Pour ne prendre ici qu’un exemple, en proposant la création d’une « marque d’authenticité autochtone » afin de prévenir l’appropriation culturelle des savoirs autochtones, Élisabeth Patterson et Marie Alice D’Aoust appellent simultanément à une réforme du cadre juridique de la propriété intellectuelle au Canada. Elles « opposent » ainsi au « code » de la propriété intellectuelle les « codes » des droits humains et des traditions juridiques autochtones, notamment dans le contexte de la mise en oeuvre par le Canada de la Déclaration des Nations-Unies sur le droit des peuples autochtones. Pas pour subjuguer le premier au profit des seuls derniers, mais pour parvenir à les articuler tous, ce qui s’avère d’autant plus nécessaire… au temps de la diversité des codes.
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L’ouvrage s’inscrit justement dans la reconnaissance de la diversité des codes, et n’a par conséquent aucune prétention ni ambition à l’uniformisation. Il se rapproche davantage d’un code ouvert que d’un code napoléonien. En ce sens, il ne cherche pas tant à fixer les dynamiques (régulatrices) des savoirs autochtones dans un ensemble cohérent que d’en proposer une vue d’ensemble, une certaine lecture donc, nécessairement évolutive. Tout comme les auteurs et les éditeurs de cet ouvrage, que nous remercions chaleureusement, le lecteur est cordialement invité à y contribuer par sa lecture critique. Celle-ci ne manquera pas d’apporter des améliorations, des précisions, voire des modifications substantielles au sens et à la portée du texte, à la manière d’un code source ouvert.
Bonne lecture !